Documentaire Suisse 2012-2014 90 minutes
Musique additionnelle : The Ex, Fela Kuti
Un portrait en archives de Thomas Sankara, président du Burkina Faso de 1983 à son assassinat en 1987. En voulant affranchir son pays et transformer les mentalités de ses concitoyens, en contestant l’ordre mondial et en questionnant l’autorité des puissants de son époque, il a marqué l’histoire de l’Afrique et du monde.
Christophe Cupelin est né à Genève en 1966. Premières images en Super-8 au Burkina Faso en 1985. Diplôme de l’école supérieure d’art visuel à Genève en 1993. Co-fondateur de Laïka Films en 1993. Responsable du Cinéma Spoutnik à Genève de 1991 à 1994, programmateur jusqu’en 1998
Entretien avec le réalisateur
– Pascal Knoerr : D’où provient votre intérêt pour le Burkina Faso et Thomas Sankara ?
– Christophe Cupelin : Je me suis rendu une première fois au Burkina Faso en 1985. La découverte de la révolution Burkinabé fut un choc et une révélation pour le jeune homme de dix-neuf ans que j’étais. Pour tous ceux de ma génération, africains ou non, qui ont connu Thomas Sankara, il représentait alors non seulement l’espoir d’une société plus juste au Burkina Faso mais encore l’espoir d’un monde meilleur pour tous. Ce président innovant qui parlait avec verve et humour de problèmes sérieux, notamment à la radio nationale du Burkina, a laissé une trace indélébile dans ma mémoire.
– Plus précisément, qu’est-ce qui faisait de Sankara un chef d’Etat atypique ?
– La renommée de Thomas Sankara a littéralement traversé les frontières de son pays et du continent africain. Il était considéré comme le président des pauvres, le porte-parole des laissés pour comptes. C’était un révolutionnaire anticonformiste, même vis-à-vis de son propre camp. Par sa probité, son intégrité et son charisme, il a été celui qui a « osé inventer l’avenir », selon sa propre formule.
Il appartenait à la nouvelle génération apparue en Afrique dans les années 1980, de jeunes militaires révolutionnaires épris d’intégrité et de liberté. « Sans formation politique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance », disait-il, marquant ainsi sa différence. Ses déclarations ont fait trembler les pouvoirs et inquiété les chancelleries, au nord comme au sud. Et sa mort aux accents tragiques a contribué à faire de lui une figure mythique de l’histoire contemporaine africaine adulée par les jeunes Africains.
Aujourd’hui, la majorité des Burkinabés gardent de Thomas Sankara l’image d’un homme intègre, qui a changé les mentalités de ses concitoyens et donné une dignité à son pays. Une image et un idéal qui résistent au temps, Thomas Sankara étant toujours perçu comme le « père » fondateur de la nation.
– Pourquoi avoir choisi le cinéma pour raconter son histoire ?
– C’est lors de séjour initial au Burkina Faso que j’ai tourné mes premières images en super-8 et que j’ai décidé de « faire du cinéma ». Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, ce film me ramène à ces origines de ma pratique cinématographique, aux espoirs qui nous habitaient alors, à ce temps où l’histoire semblait s’écrire en direct…
Pour ce qui est de la matière première, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur des images d’archives remontées à la surface en 2007, année du vingtième anniversaire de sa mort. En effet, jusqu’alors, les traces audiovisuelles concernant Sankara et la révolution Burkinabé avaient disparu ou étaient du moins restées invisibles. Cette année-là, des archives importantes, libres de droits, sont apparues sur Internet ; deux films pour la télévision, contenant chacun leur lot d’images inédites, ont été réalisés en France, et j’ai moi-même trouvé de nouvelles archives.
– Comment le récit de votre film s’est-il articulé autour de ces archives ?
– Ces images sont très importantes pour l’Histoire et nous permettent de découvrir Thomas Sankara à l’œuvre, son charisme et son importance en Afrique. Sa personnalité crève l’écran quand il tente de convaincre du bien-fondé de sa révolution avec éloquence, brillance et humour. On voit aussi la façon dont il est perçu par les médias occidentaux – surtout français – durant les années 80. Tour à tour, Sankara est qualifié de marxiste, d’homme de Kadhafi, d’anti-français, voire de dictateur…
Ces différents lots d’archives enfin rendues publiques et accessibles, auxquels s’ajoutent mes archives personnelles récoltées sur place au Burkina Faso depuis mon premier séjour en 1985, m’ont permis de développer un récit fort, captivant et plus approfondi sur Thomas Sankara et la révolution Burkinabé. La construction narrative du film s’est fondée à la fois sur ma propre expérience vécue en direct au Burkina Faso, sur l’ensemble des sources écrites et non écrites disponibles à l’heure actuelle, et sur le recueil d’une mémoire orale transmise par différentes personnes qui ont fréquenté de près ou de loin Thomas Sankara.
Propos recueillis et mis en forme par Pascal Knoerr Avril 2012
Le film vu par...
L’Humanité :
Le documentaire de Christophe Cupelin dessine l’itinéraire à la fois intime et public du dernier grand révolutionnaire africain. Une ode à l’action politique et à la joie de vivre.
Il était révolutionnaire et danseur. Féministe et militaire. Écologiste et musicien. Écrivain et voleur de belles voitures… Thomas Sankara était tout cela. Il fut aussi un chef d’État exceptionnel et un homme libre. C’est ce que nous rappelle dans un documentaire consacré au charismatique fondateur du Burkina Faso le réalisateur suisse Christophe Cupelin. À partir d’archives jusqu’alors disparues et remontées à la surface en 2007 – vingt ans après la mort du président burkinabé – l’auteur dépeint un portrait à la fois intime et politique du dernier grand révolutionnaire africain. Rythmé par la voix inoubliable du célèbre Monsieur X des rendez-vous éponymes de France Inter, l’auteur déroule un ruban d’images et de sons principalement issus des télévision et radio Burkinabès, de journaux télévisés français et de bandes super-8 filmées par le réalisateur lui-même en 1985, date de son premier voyage au Burkina. « Un choc pour le jeune homme que j’étais », dira-t-il lors d’une interview en 2012.
Un choc qui explique sans doute la dimension parfois christique donnée au personnage de Sankara, toujours accompagné de son fidèle ami et Judas tapi dans l’ombre : Blaise Compaoré. L’histoire est belle : fils d’un Peul et d’une Mossie, né à Yako en Haute-Volta en 1949, le futur président, qui voulait se destiner à la médecine, doit se résoudre à rejoindre l’académie militaire après avoir échappé de peu au séminaire. Un stage de formation à Madagascar durant lequel il assiste à la révolution socialiste de mai 1972 scelle son destin. Le jeune et très charismatique capitaine épouse les thèses marxistes, les dépassant même dans une perpétuelle volonté de mettre en pratique la théorie et ne pas rester otage du dogme. En quatre ans, de 1983 à 1987, il apportera à son peuple davantage de progrès, en matière d’éducation, d’agriculture et de santé, que durant un demi-siècle de colonisation française. Sankara est progressiste mais jamais aligné. Il est anti-impérialiste mais refuse l’aide de l’URSS pour un programme agricole. Ce film permet aussi de rappeler quelques vérités que la France et l’ensemble des pays développés n’aiment guère entendre. « La dette ne peut pas être remboursée parce que si nous payons, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Mais si nous payons, c’est nous qui allons mourir », clame le président burkinabé lors du 25e sommet des membres de l’Organisation de l’unité africaine, à Addis-Abeba en 1987. Nous sommes quelques mois avant sa mort. Une mort dont d’autres images interrogent l’origine. La main blanche que François Mitterrand, alors en visite à Ouagadougou, pose sur l’épaule de son jeune homologue semble le toucher mortel de la Françafrique. Mais Sankara n’est pas dupe et connaît son destin. Dans un entretien radio où on lui pose la question d’un éventuel coup d’État préparé par Blaise Compaoré, il répond tranquillement : « Si c’est le cas, ce sera imparable. Blaise possède des armes contre moi que vous ignorez. » Ce documentaire aux accents certes hagiographiques demeure un document indispensable. Le discours inoubliable prononcé par Thomas Sankara à l’ONU en 1984 reste le dernier grand cri d’une humanité en manque de lumière.
Next libé : Maria Malagardis — 24 novembre 2015
C’est le héros absolu : plus encore que Nelson Mandela, Thomas Sankara reste une icône aux yeux de beaucoup d’Africains. Ce jeune officier, idéaliste et charismatique, prend le pouvoir par la force en 1983, à 34 ans, dans un pays qui s’appelait alors la Haute Volta et qu’il rebaptisera Burkina Faso : « le pays des hommes intègres ». On peut moquer les slogans simplistes qu’il a mis à l’honneur (« colonialisme, à bas », « impérialisme, à bas »), Sankara est aussi l’auteur de discours qui feront date, notamment devant l’ONU à New York, où il fustigera, avec force et modestie, l’aliénation et la dépendance économique des pays africains. Loin d’être un dogmatique, il mettra en œuvre dans son pays les prémices d’une autosuffisance alimentaire et industrielle (notamment dans le textile, avec la fameuse « cotonnade », tissu « made in Burkina Faso »). Il fut aussi ce chef d’Etat unique en son genre, qui aspirait à « entretenir la joie » notamment en instaurant des « bals populaires » avec boissons « à prix démocratique ».
Le discours de Thomas Sankara à l’ONU 4 octobre 1984
« Permettez, vous qui m’écoutez, que je le dise : je ne parle pas seulement au nom de mon Burkina Faso tant aimé mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part.
Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire, ou qu’ils sont de cultures différentes et qui bénéficient d’un statut à peine supérieur à celui d’un animal.
Je souffre au nom des Indiens massacrés, écrasés, humiliés et confinés depuis des siècles dans des réserves, afin qu’ils n’aspirent à aucun droit et que leur culture ne puisse s’enrichir en convolant en noces heureuses au contact d’autres cultures, y compris celle de l’envahisseur.
Je m’exclame au nom des chômeurs d’un système structurellement injuste et conjoncturellement désaxé, réduits à ne percevoir de la vie que le reflet de celle des plus nantis.
Je parle au nom des femmes du monde entier, qui souffrent d’un système d’exploitation imposé par les mâles. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à accueillir toutes suggestions du monde entier, nous permettant de parvenir à l’épanouissement total de la femme burkinabè. En retour, nous donnons en partage, à tous les pays, l’expérience positive que nous entreprenons avec des femmes désormais présentes à tous les échelons de l’appareil d’Etat et de la vie sociale au Burkina Faso. Des femmes qui luttent et proclament avec nous, que l’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère et nous en appelons à toutes nos sœurs de toutes les races pour qu’elles montent à l’assaut pour la conquête de leurs droits.
Je parle au nom des mères de nos pays démunis qui voient mourir leurs enfants de paludisme ou de diarrhée, ignorant qu’il existe, pour les sauver, des moyens simples que la science des multinationales ne leur offre pas, préférant investir dans les laboratoires de cosmétiques et dans la chirurgie esthétique pour les caprices de quelques femmes ou d’hommes dont la coquetterie est menacée par les excès de calories de leurs repas trop riches et d’une régularité à vous donner, non, plutôt à nous donner, à nous autres du Sahel, le vertige. Ces moyens simples recommandés par l’OMS et l’UNICEF, nous avons décidé de les adopter et de les populariser.
Je parle aussi au nom de l’enfant. L’enfant du pauvre qui a faim et louche furtivement vers l’abondance amoncelée dans une boutique pour riches. La boutique protégée par une épaisse vitre. La vitre défendue par une grille infranchissable. Et la grille gardée par un policier casqué, ganté et armé de matraque. Ce policier placé là par le père d’un autre enfant qui viendra se servir ou plutôt se faire servir parce que présentant toutes les garanties de représentativité et de normes capitalistiques du système.
Je parle au nom des artistes – poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs – hommes de bien qui voient leur art se prostituer pour l’alchimie des prestidigitations du show-business.
Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge, pour ne pas subir les dures lois du chômage.
Je proteste au nom des sportifs du monde entier dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne.
Mon pays est un concentré de tous les malheurs des peuples, une synthèse douloureuse de toutes les souffrances de l’humanité, mais aussi et surtout des espérances de nos luttes.
C’est pourquoi je vibre naturellement au nom des malades qui scrutent avec anxiété les horizons d’une science accaparée par les marchands de canons. Mes pensées vont à tous ceux qui sont touchés par la destruction de la nature et à ces trente millions d’hommes qui vont mourir comme chaque année, abattus par la redoutable arme de la faim…
Je m’élève ici au nom de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils pourront faire entendre leur voix et la faire prendre en considération, réellement. Sur cette tribune beaucoup m’ont précédé, d’autres viendront après moi. Mais seuls quelques-uns feront la décision. Pourtant nous sommes officiellement présentés comme égaux. Eh bien, je me fais le porte-voix de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils peuvent se faire entendre. Oui, je veux donc parler au nom de tous les « laissés-pour-compte » parce que « je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »