"L’âcre parfum des immortelles" Jean-Pierre Thorn en sa présence 21 janvier 20h30 Le Lido
Article mis en ligne le 4 janvier 2020

par Webmestre

Un projet commun :

Depuis sa création en 2001, Mémoire à Vif se veut passeur. De la petite et de la grande Histoire. De celle qu’on veut nous faire oublier. Et son chemin ne pouvait que croiser celui de la jeune Compagnie Chausse-[Trappe]. Nous nous sommes retrouvés pour un projet commun : comment raconter l’Histoire quand elle s’invite au Théâtre et au Cinéma ? Mémoire à Vif a choisi le film de Jean-Pierre Thorn tandis que Chausse-[Trappe] présentera au Théâtre Expression 7 les 22, 23 et 24 janvier 2020 « Gênes 01 » de Fausto Paravidino, sur le sommet du G8 à Gênes et la répression qui s’est abattue sur les manifestants altermondialistes.

"L’Âcre parfum des immortelles" de Jean-Pierre Thorn
France. 2019. Documentaire. 1h19
Musique : Serge Teyssot-Gay
Chorégraphie : Nash
Voix off : Mélissa Laveaux, Jean-Pierre Thorn

« Je remonte le fil de ma vie pour retrouver les figures de rebelles qui ont peuplé mes films : des ouvriers en lutte des années 70 (avec qui j’ai partagé huit ans la vie d’usine) jusqu’à leurs enfants ayant embrassé la culture hip hop… et aujourd’hui des gilets jaunes d’un rond-point à Montabon.
En filigrane et à travers ces rencontres, surgit la voix de Joëlle, mon grand amour enseveli. En répondant aux lettres qu’elle m’écrivait alors, je ressuscite le bruit et la fureur d’une histoire ouvrière éradiquée.
Ensemble, ils composent une fresque lumineuse qui prolonge et répond aux lettres de mon amante, en montrant combien la rage de Mai est plus que jamais vivante : telle la braise qui couve sous la cendre. » Jean-Pierre Thorn

Jean-Pierre Thorn

est connu pour son engagement dans la lutte ouvrière depuis son premier film Oser lutter, oser vaincre, Flins 68. Etabli ensuite huit ans comme ouvrier O.S. chez Alstom, il revient au cinéma en 1979 avec un film rare, témoignage de son expérience ouvrière, Le Dos au mur. En 1990 il signe son premier long métrage de fiction Je t’ai dans la peau à partir du journal intime d’une dirigeante syndicaliste lyonnaise. Les années qui suivent marquent un virage chez Jean-Pierre Thorn qui se passionne alors pour la culture Hip Hop. Quand il découvre la révolte des enfants de ses compagnons d’usine, engagés dans la culture Hip Hop, il embrasse leur cause et réalise trois films : Génération hip hop, Faire kifer les anges (Prix Mitrani Fipa 97), On n’est pas des marques de vélo. Allez Yallah ! et 93 La Belle rebelle poursuivent ses combats.

Interview Jean-Pierre Thorn

(propos recueillis par Raphäl Yem, 8 Mai 2019 "Fumigène")

– Retourner voir celle et ceux qui ont été tes héros et héroïnes à l’écran, des années après, c’est une démarche rare ?

Elle me paraît naturelle et évidente. On ne peut jamais effacer de son cœur les figures de personnages croisés dans ses films. Qu’ils soient à l’usine, dans la culture Hip Hop ou aujourd’hui sur les ronds-points de gilets jaunes. On ne peut accoucher la parole vraie des êtres que l’on filme, sans en retour leur offrir quelque chose intime de soi. C’est comme dans une histoire d’amour : pour que l’Autre se révèle, il faut accepter de se mettre soi-même à nu pour que l’autre dépasse ses barrières de protection et se livre à votre caméra. C’est pourquoi l’histoire d’amour, qui me lie aux personnages que j’ai filmés, continue à m’habiter longtemps après la fin d’un tournage. Je ne connais pas de documentaristes qui puissent dire après un film, j’ai fini avec les « héros » que j’ai filmés, maintenant je passe à autre chose : ils sortent de ma vie ! Ce n’est pas vrai, cela ne se passe jamais comme cela...

J’ai éprouvé l’envie d’aller retrouver aujourd’hui les "héros" et "héroïnes" de mes films passés, animé d’un désir profond de savoir ce qu’ils sont devenus : s’ils restent fidèles à la rage et aux valeurs qui ont été celles de leur jeunesse au moment où je les filmais (il y a 20... parfois 40 ans !) ? Comparer leur parole et leur passion d’aujourd’hui avec les paroles fortes, que je filmais alors, me permet de mesurer si la passion de leur jeunesse est toujours autant vivace comme pour moi le désir de mon amante disparue. Une façon aussi, bouleversante, de mesurer les temps qui passe et les ravages sur leurs corps mais pas dans leurs pensées, leurs rages... Cette fidélités à une Histoire (et la manière dont ils la revisitent aujourd’hui) me remplit de joie et d’espoir. Rien n’est perdu - même dans les apparentes défaites - quand le désir de se redresser et de résister est toujours autant brûlant sous la cendre du désastre. C’est la magnifique formule que donne Edwy Plenel à son dernier ouvrage : "La Victoire des Vaincus" !

– Au vu du contexte socio-politique actuel, en quoi ce film est important ?

Le but du film est de retisser le lien qui va des révoltes ouvrières, à celle des banlieues ostracisées, jusqu’à celles des gilets jaunes aujourd’hui.
Je ne supporte plus les campagnes de dénigrements systématiques dont ce soulèvement populaire est victime de la part du gouvernement et des médias qui défendent les intérêts d’une élite corrompue. Je ne supporte plus que ce soulèvement soit systématiquement qualifié de « factieux », « antisémite », « raciste », « violent » etc… etc… pour mieux justifier la répression brutale et sans précédent dont il est victime… D’où pour moi la nécessité absolue de rendre leur fierté et respecter l’intelligence collective de ses acteurs. Inscrire ce soulèvement dans la continuité des utopies de 68 et de l’insurrection des banlieues de l’automne 2005.
Et puis surtout ce mouvement accouche d’une autre façon de faire de la politique en repensant la représentation du peuple avec des mandats courts d’un an, des rétributions modestes pour éviter la corruption et l’élection « d’assemblées citoyennes » rendant compte directement de leurs mandats à leurs électeurs : une réinvention de la politique qui me fait penser aux idées généreuses de la « commune de Paris » il y a plus d’une siècle déjà... J’ai le sentiment que s’invente aujourd’hui de nouvelles formes de représentations du peuple. Et c’est une avancée considérable dont j’espère me faire écho.

Le film vu par...

– Christophe Kantcheff « Politis »

Après neuf ans de silence, Jean-Pierre Thorn revient avec un film qui ne ressemble à nul autre dans sa filmographie. Une œuvre intime, très personnelle, indiscutablement politique comme toujours, et qui témoigne de son parcours, long parcours désormais. Non pas sous forme de bilan, mais en interrogeant, avec ses propres films, la manière dont l’histoire a tourné et, par là, ce que sont devenus ses révoltes et ses espoirs.
Le réalisateur le fait à travers une histoire d’amour. Un premier grand amour, avec Joëlle, quand ils avaient 20 ans, en 1968. «  Nous nous sommes tant aimés  » aurait pu être un autre titre. Mais L’Âcre Parfum des immortelles, outre la polysémie de ce dernier mot – Joëlle, en lui, n’est effectivement pas morte, alors qu’elle a disparu très jeune, à 25 ans –, dit combien les impressions sensorielles sont à l’origine de la remontée du souvenir. Et le film, en effet, est construit ainsi  : la sensualité et l’intelligence de Joëlle en contrepoint d’une traversée des cinquante dernières années….

C’est très beau et d’autant plus fort que cette histoire ne se résume pas à un tête-à-tête. Elle s’inscrit dans une époque. «  Ensemble, comme tant d’autres, nous serons amoureux du rêve de transformer le monde  », dit Jean-Pierre Thorn. Mais, on le sait, le rêve ne s’est pas réalisé. Il s’est même parfois transformé en cauchemar. .
Pour autant, tout n’est pas sombre...L’Âcre Parfum des immortelles ne se complaît pas dans une vision de l’effondrement. Au contraire, il y a, en son cœur, une recherche des persévérances peu visibles ou cachées – comme le parfum de fleurs persistantes… «  Tes mots résonnent avec ce que j’essaie de croire, dit Jean-Pierre Thorn, que tout ce qui a été vécu avec intensité ne peut mourir.  »

– Nicole Brenez : Université Sorbonne Nouvelle / Fémis

« Le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour », écrivait Che Guevara, dont l’exemple exalta toute une génération, celle de Jean-Pierre Thorn. Avec l’incomparable élégance de la sincérité, « L’âcre parfum des immortelles » décrit les différents visages de cet amour, sève de la révolution : amour fou entre individus, fraternité inconditionnelle pour les exploités et les parias, solidarité historique entre deux générations de laissés-pour-compte qui nous mène des anciens colonisés aux actuels Gilets Jaunes, admiration pour ceux qui, dans les ghettos urbains ou sur les ronds-points, ont su se créer une vie où le déterminisme social ne leur accordait que bribes de survie… Par-dessus-tout peut-être, cet amour se structure de fidélité : fidélité aux convictions, aux analyses, à l’engagement, au désir inentamé, dût-il franchir les portes de la mort. Comme à Jean-Pierre sa protagoniste Joëlle, avec son amour, « L’âcre parfum des immortelles » nous transmet « non le paradis des béatitudes, mais une force » : l’endurante énergie des luttes collectives.


– Marie-José Sirach "L’Humanité"

L’art de Jean-Pierre Thorn se conjugue avec grèves ouvrières, hip-hop et gilets jaunes. Son dernier film remonte à la source, une histoire d’amour…
Autant d’indices, autant de souvenirs qui se déploient dans des allers-retours en images et en mots d’une grande délicatesse... À la mort de Joëlle, Thorn se détourne du cinéma. OS chez Alsthom Saint-Ouen pendant huit ans avant de retrouver la caméra. Comme s’il avait dû éprouver dans sa chair cette condition ouvrière ou d’enfants des banlieues pour s’autoriser à franchir le pas. Le film prend forme sous nos yeux. Une photo, un geste, une phrase d’une lettre surlignée débordante d’amour ou de colère renvoient à un personnage de ses autres films. Les paroles s’entrelacent d’un film l’autre, d’un souvenir l’autre. Parce que Thorn les a filmés, tous, chaudronnier de chez Alsthom, danseuses de hip-hop, métallo de Longwy, graffeur ou gilet jaune, avec cette même passion qu’il éprouvait pour son amante, avec cette même conviction que ces gens de peu sont les héros d’une histoire qui n’a pas dit son dernier mot… On dit des immortelles qu’elles fleurissent tous les printemps et pour toujours parce qu’elles ne fanent jamais. Avec ce film, Thorn s’émancipe du documentaire pur jus et s’aventure en terre poétique. Et c’est bouleversant.