"Une jeunesse allemande"de Jean-Gabriel Périot, en sa présence le 3 décembre à 20h30 au Lido
Article mis en ligne le 16 novembre 2015
dernière modification le 2 janvier 2016

par Webmestre

Scénario, montage et réalisation Jean-Gabriel PÉRIOT

Collaboration à l’écriture Anne PASCHETTA, Pierre HODGSON, Nicole BRENEZ, Anne STEINER

France 2015 1h33

Synopsis :
La Fraction Armée Rouge (RAF), organisation terroriste d’extrême-gauche, également surnommée « la bande à Baader » ou « groupe Baader-Meinhof », opère en Allemagne dans les années 70.
Ses membres, qui croient en la force de l’image, expriment pourtant d’abord leur militantisme dans des actions artistiques, médiatiques et cinématographiques. Mais devant l’échec de leur portée, ils se radicalisent dans une lutte armée, jusqu’à commettre des attentats meurtriers qui contribueront au climat de violence sociale et politique durant « les années de plomb ».
Sans commentaire et uniquement construit avec des documents d’époque, le film est une immersion au cœur de ce moment de l’histoire allemande, qui parvient à saisir l’affrontement à vif entre une société encombrée et sclérosée par son passé nazi et une jeunesse sans échappatoire

Mémoire à Vif a déjà présenté deux films de Jean-Gabriel Périot : « Eût-elle été criminelle » (sur les femmes tondues à la Libération) et « The Devil » (sur les Black Panthers). Il est venu avec Anne Steiner, en novembre 2010, participer à la journée, organisée par Mémoire à Vif au Théâtre Expression7, « Ulrike Marie M. une femme allemande » sur le parcours d’Ulrike Meinhof. "Une jeunesse allemande" est son premier long métrage.

Conversation entre Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat (Professeur de Philosophie émérite Université Paris 8 Saint-Denis)

Dès les premières images d’Une jeunesse allemande, on mesure à quel point les événements et les personnages qui y sont évoqués sont éloignés de nous : nous ne sommes plus dans la même époque que les activistes de la Fraction Armée Rouge. Ce n’est pas exclusivement un enjeu de pratiques politiques, mais aussi de sensibilité historique, de conduites sociales, de culture des corps… Je me demandais si votre choix de ne construire le film qu’autour de documents d’archives avait pour vocation d’entériner cet effet d’éloignement. Ou bien si, au contraire, à travers ces archives, vous incitiez le spectateur à chercher dans cette scène de l’Allemagne des années 1970 des pistes conduisant à notre propre actualité ?

Le film appartient à deux temps distincts : un passé dont presque tout nous sépare, et notre propre présent. Cependant, cette histoire ancienne me renseigne sur l’époque dans laquelle je vis. Une jeunesse allemande n’a jamais eu la prétention de raconter in extenso l’histoire de la RAF, ce qui est d’ailleurs impossible. Les choix que j’ai opérés dans cette matière très riche proviennent de ce que tel épisode de cette histoire, ou que telle archive, me touchait ou m’interrogeait plus que d’autres. C’est parce que j’ai voulu assumer ma subjectivité que ce film peut jouer sur deux temps différents. Ensuite, chaque spectateur peut s’emparer à son tour du film avec sa propre subjectivité, avec des savoirs et des opinions politiques différentes, et il va ressentir à sa façon ce qui relèverait d’un passé révolu ou ce qui fait écho avec aujourd’hui.
Généralement quand un film utilise des archives, il y a toujours un narrateur qui a pour rôle de les expliquer, de les contextualiser, mais qui finalement les inscrit aussi dans un temps passé et révolu. Dans mon film, en enlevant tout commentaire, je fais en sorte que les archives restent au présent, et il se voit comme un film de fiction : on suit une histoire en train de se raconter.

Comme le rappellent brutalement les interventions d’hommes d’Etat, dirigeants de partis et personnages de médias dans la dernière partie du film, l’épisode de la RAF a donné lieu, en Allemagne, à une explosion de passions et à une chasse aux sorcières – les terroristes et leurs « sympathisants ». Comment restituer ce climat de la fin des années 1970 et du début des années 1980 dans un présent où le terrorisme est, plus que jamais, le sujet du jour ?

Il me semble justement que cette partie du film en particulier résonne tragiquement avec la manière dont les gouvernants continuent encore de traiter le « terrorisme », indépendamment des différents types de terrorismes auxquels ils ont à faire face. Il y a quelque chose d’exemplaire dans la manière dont l’Etat ouest-allemand va réagir aux actions et à l’existence même de la RAF. Il s’agit pour les gouvernants non pas tant de répondre policièrement et judiciairement aux terroristes, en essayant d’empêcher des actions d’être commises ou d’arrêter et juger les membres du groupe, que de profiter de leur existence pour bouleverser une société qui n’aurait pas accepté, sans le « terrorisme », les changements imposés. Au lieu de répondre politiquement à l’irruption de la lutte armée et d’en interroger les causes, on refuse dans un premier temps que certains puissent penser son existence, tous ceux qui s’y aventurent deviennent des « sympathisants », on dirait aujourd’hui qu’ils font « l’apologie du terrorisme », puis on refuse qu’ils questionnent ou critiquent les flopées de lois sécuritaires et policières qui ne manquent pas d’être mises en place après chaque attentat.

Ce que l’on voit se mettre en œuvre dans les années 1970 en Allemagne de l’Ouest et que met en lumière le film, c’est à la fois l’appauvrissement terrible de la parole politique mais aussi un changement du vocabulaire. Par exemple, on peut voir qu’il faut attendre 1976 pour qu’à la télévision on parle d’Ulrike Meinhof comme d’une « terroriste ». Au début des années 1970, on la présente comme une « journaliste » puis comme une « anarchiste ». D’une certaine manière, après la fondation de la RAF, elle est encore considérée comme une adversaire politique, certes radicale et violente, mais dont on peut questionner le basculement et à qui on peut encore opposer des arguments politiques. Elle ne devient vraiment une « terroriste » que quand on commence à la présenter comme telle, bien après la création de la RAF.
Quelque chose du discours politique mais aussi journalistique se resserre comme inéluctablement à partir de 1970, jusqu’à aboutir en 1977 non seulement à une déshumanisation complète des « terroristes » (ils n’appartiennent plus à la société ni à l’humanité), mais aussi à une inversion complète des valeurs. On ne s’oppose plus sur des questions politiques mais sur des questions de moralité : d’un côté ceux qui respectent la « démocratie » et lui obéissent envers et contre tout ; de l’autre, ceux qui sont du parti de la violence, et il s’agit simplement de critiquer les actions des hommes politiques ou de la police pour en faire partie !
Dans le film, nous vivons pendant une heure avec ceux qui vont devenir des « terroristes » et on se rend compte qu’ils ne sortent pas de nulle part, qu’ils ont eu une existence avant leur passage à l’acte, ils ne sont pas nés avec un couteau entre les dents. Cette simple expérience ne change pas notre jugement sur leurs actions, mais permet de mettre en lumière cette manière dont les hommes politiques utilisent le « terrorisme » en fabriquant des « monstres » et de la peur.

On voit bien là, à quel point « terrorisme », « terroriste » sont des mots valises : les protagonistes de votre film sont des intellectuels (des artistes), des Allemands du cru dont le problème, entre autres, est le passé nazi et le rôle qu’y ont joué les « pères ». On est assez loin des motivations qu’on prête au terrorisme islamique d’aujourd’hui…

En effet, un mot comme « terroristes » ne définit pas grand-chose en dehors des ennemis fantasmatiques. Non pas que ces « ennemis » n’existent pas, mais les traiter de « terroristes » les fait basculer du côté de la violence pure, de la bêtise destructrice, et en même temps permet de créer une peur qui occulte toutes les questions politiques que pose pourtant chaque acte de résistance aux puissances officielles, et ce quelle que soit la légitimité de cette résistance. C’est d’ailleurs pourquoi tous ceux qui sont désignés comme « terroristes » refusent cette appellation. La RAF se définissait comme un mouvement de « lutte armée ». Dans le film, on voit aussi que « terrorisme » n’est pas le seul mot qui entravait la pensée. On peut notamment réfléchir à la façon dont l’ensemble des participants aux mouvements de révolte des années 1960 a en permanence traité ses adversaires de « fascistes ». Dans un pays comme l’Allemagne de l’Ouest, avec son histoire récente, l’accusation de « fascisme » avait une résonance très concrète et empêchait toute discussion ou toute compréhension plus fine des enjeux en cours. Crier au « fascisme » était un moyen simple mais aussi simpliste pour dévaloriser ses adversaires. On peut prendre comme exemple l’utilisation par Meinhof d’un mot alors à la mode, celui de « pig », « porc », pour parler des policiers. Ce mot n’est pas une insulte comme une autre, car elle ramène ceux qu’elle vise à un état animal, donc non-humain. Meinhof arrivera à écrire au début de la RAF une chose aussi stupide que : « Chaque homme en uniforme est un porc. On ne discute pas avec eux, mais on a le droit de les tuer. » L’utilisation performative d’un tel vocabulaire permet de justifier la décision de la RAF de tuer froidement ses adversaires malgré des motivations humanistes et émancipatrices.

La question, en effet, n’est pas de désigner de supposées essences politiques - le « terroriste », le « révolutionnaire », le « fasciste », le « démocrate »... - mais plutôt d’identifier des bifurcations ou des points de basculement. Une jeunesse allemande montre très clairement qu’un tel basculement se produit par exemple lors d’une prise d’armes destinée à libérer Baader. C’est un point de non-retour, tout s’enchaîne, les enjeux se transforment. On retrouve le même côté fatidique et irréversible de la prise d’armes en Italie, avec les Brigades Rouges et d’autres groupes et, en France, avec Action Directe. Aujourd’hui, toute réflexion sur ces phénomènes qui ont marqué les années 1970 et 80 est noyée dans un pathos inconsistant sur « la violence » qu’il importerait de bannir à tout prix au profit de la tempérance démocratique.

J’ai moi-même été très surpris par l’extrait du court-métrage de Fassbinder qui clôt Une jeunesse allemande, notamment à cause de la discussion entre le réalisateur et sa mère à propos de la « démocratie ». Aujourd’hui, la « démocratie » est devenue un fait indépassable que l’on ne questionne pas. Il n’y aurait aucun autre régime de gouvernance possible et cela ne s’interroge pas. J’ai personnellement été élevé dans cette idée, il m’est presque impossible de m’en défaire. On voit bien dans le film comment ce mot, « démocratie », a été employé comme un mantra par l’ensemble des protagonistes de cette histoire alors même que chacun d’entre eux l’entend de manière très différente. La « démocratie » prônée par Ulrike Meinhof ne recouvre absolument pas l’acception de ce même mot, quand il est employé par les hommes politiques du moment. Sur cette question en particulier, on voit dans le film comme une bataille autour de ce mot mais aussi la victoire des gouvernants d’alors quant à sa définition. Parallèlement au mot « démocratie », c’est celui de « terrorisme » qui permet de faire basculer toute forme radicale de protestation ou de résistance du côté de la « violence », évidemment entendue comme « irrationnelle ». Pourtant, et c’est ce que raconte le film en prenant le temps de montrer qui étaient certains de ces « terroristes », toute décision de prendre les armes découle d’une logique. Que l’on désapprouve cette logique et les actes violents qui en résultent n’y change rien.
Il faut préciser qu’en RFA, dès 1969, des dizaines d’attentats ont lieu à Berlin et plusieurs groupes décident de passer à la lutte armée. Si l’État ouest-allemand va exclusivement concentrer ses forces contre la RAF, c’est justement parce que les fondateurs de ce groupe sont des personnalités reconnues et écoutées, capables d’articuler leur décision - Ulrike Meinhof et Horst Mahler évidemment, mais Andreas Baader et Gudrun Ensslin sont également alors des figures de l’extrême gauche ouest-allemande. Il aura fallu plusieurs années aux gouvernants et aux médias pour transformer les membres de la RAF en simple « terroristes ». Ils y sont arrivés, mais à quel prix…

Votre film nous rend sensibles au fait que dans cet épisode de l’histoire allemande des années 1970, la dimension de la traque collective d’un groupe de réprouvés, avec ses multiples rebondissements, occupe une place centrale, notamment dans l’imaginaire et les affects du public. Cet enjeu a-t-il influencé vos choix, en termes de sélection de documents et de montage ?

Les télévisions allemandes n’ont commencé à archiver systématiquement leurs productions qu’à partir de la fin des années 70. Avant, la plupart des émissions n’étaient pas conservées et aujourd’hui on ne peut plus avoir accès qu’à des fragments sauvés au petit bonheur la chance. Du coup, alors même que l’imaginaire collectif autour de cette histoire est avant tout télévisuel, la plupart des images qui ont servi à le construire n’existent plus…
Sur certains moments de cette histoire, mon film montre quasiment tout le matériel sauvegardé. Par exemple, pour les attentats de 1972 ou les arrestations des membres du groupe qui suivent, il n’existe quasiment rien d’autre que ce que j’ai utilisé. C’est très peu par rapport à l’ensemble des images produites à l’époque. Et finalement, alors que je pensais naïvement que j’allais être noyé sous la matière pour raconter cette deuxième partie du film, on s’est battu pour trouver les archives nécessaires. Contrairement à la première partie du film où le travail de montage a consisté à réduire une matière trop riche, dans cette deuxième partie, le montage a consisté à relier ensemble des archives fragmentaires et de le faire malgré la disparation de pans entiers d’archives. Il était important pour moi de montrer comment la télévision va participer activement à la « scénarisation » de l’histoire en cours. Il y a plusieurs changements techniques importants au début des années 70 qui vont bouleverser la grammaire télévisuelle. Les plus importants sont peut-être ceux qui concernent la mobilité du matériel et qui permettent la diffusion en direct depuis l’extérieur des studios. Par exemple, l’arrestation en direct à la télévision de Meins et Baader aurait été impossible un ou deux ans plus tôt. Et cette possibilité du direct permet à la fois de créer des effets hyper-spectaculaires, presque hollywoodiens, et en même temps détruit le temps nécessaire entre la captation et la diffusion d’un événement et son interprétation. Du coup, à une mise en scène policière et militaire hypertrophiée de « la chasse aux terroristes » répond une mise en scène télévisuelle hypnotique. Évidemment, tout temps dévolu à la pensée, à l’argumentation, à la contradiction, à la critique n’a plus sa place dans un tel dispositif.
J’ai aussi été assez frappé par la manière dont progressivement les hommes politiques vont utiliser la télévision comme lieu privilégié d’énonciation. Avant le milieu des années 1970, quand les hommes politiques apparaissaient à la télévision, c’était souvent sous forme d’interviews, de discussions ou lors de discours dans des meetings devant un « vrai » public. Mais peu à peu, ils viennent à la télévision, se font filmer face caméra et parlent directement aux téléspectateurs, « les yeux dans les yeux ». Ce qui évite évidemment tout débat ou contradiction car personne ne peut leur répondre…

"Une jeunesse allemande" fait apparaître la prise d’armes d’Ulrike, Andreas et leurs camarades comme une tentative sans issue pour dévoiler le mensonge constitutif de cette « démocratie allemande » incarnée par les Schmidt (Helmut Schmidt, chancelier fédéral de 1974 à 1982), Strauss (Franz Strauss, ministre des finances de 1966 à 1969 puis opposant d’Helmut Schmidt) et...Schleyer (Hans Schleyer, président du patronat allemand à l’époque). Plusieurs d’entre eux sont des étudiants en cinéma, et leur geste est d’ailleurs presque cinématographique : on retourne brusquement la caméra et on fait un gros plan sur ce que « le système » s’acharne à masquer, ses collusions avec les pires des régimes despotiques, avec la guerre américaine au Vietnam, la dénazification bâclée de l’Allemagne, etc…

Evidemment, une des grandes références d’Ulrike Meinhof ou de Horst Mahler est le concept de « propagande par le fait ». Avec des actions terroristes, on ne peut évidemment pas mettre à bas ses adversaires ; faire exploser des bases militaires américaines ou le bâtiment de Springer ne va pas faire s’effondrer la RFA - tout comme jeter deux avions sur les Twin Towers ne va pas faire vaciller les USA. La volonté première de tels attentats est de créer des images. Ils sont entrepris pour être télévisés et servir de supports publicitaires, pour illustrer et démontrer, pour paraphraser Meinhof, que « le système n’est pas infaillible ». Les attentats ont également un deuxième but. Ceux qui les commettent savent que, pour se défendre, « l’État », « le système » va devoir réagir en augmentant exponentiellement ses moyens policiers et qu’il sera « mis à nu » : son soubassement « totalitaire » apparaîtra alors clairement. Ce qui se passe malheureusement toujours après chaque attentat…
Mais l’erreur des terroristes est de croire que l’équation « possibilité d’attaquer et de toucher le système » + « mise à nu du caractère totalitaire de celui-ci » va déboucher sur une prise de conscience du « peuple », entraîner de la solidarité et déboucher sur une révolution.
Quand les membres de la RAF profitent de leurs savoir-faire de metteurs en scène pour concevoir et organiser la série d’attentats de 1972, ils commettent une erreur assez grossière. Les victimes humaines ne sont alors pour eux que des éléments du décor ou du scénario. Leur erreur est d’avoir sous-estimé le pouvoir de réaction que suscite chaque mort, bien réelle, résultant d’actes de violence.
Pour les téléspectateurs, il ne s’agit pas de « militaires impérialistes servant un pays fasciste », « d’ennemis de classe » ou de « porcs en uniforme » mais de victimes qu’ils ne réduisent pas à un concept. Il en sera de même pour Schleyer. Lorsqu’il a été enlevé, il a été dénudé de tout ce pourquoi
certains pouvaient le critiquer politiquement - responsable du syndicat patronal, grand patron lui-même, ancien nazi - pour ne devenir qu’une victime pathétique. D’une certaine manière, Meinhof, Meins, Baader lui-même, ont pu croire naïvement à un moment donné que les films allaient changer le monde. Ensuite, ils ont cru tout aussi naïvement que les images télévisées que leurs attentats allaient créer appelleraient à la révolution. En fait, ils ont toujours sous-estimé que le réel n’est pas réductible à des images, que, malgré la conception théorique qui guide à leur réalisation, quelque chose échappera toujours aux images et qu’elles échoueront toujours face au réel.

Le film est construit autour de la notion d’une bataille des images - celle qui oppose les films d’éveil et d’agitation conçus par ceux qui vont ensuite se tourner vers la lutte armée, aux gouvernants qui, eux, embarquent la télévision dans leur croisade contre le terrorisme. Récit contre récit, dispositif filmique contre dispositif télévisuel... Est-ce la raison pour laquelle Une jeunesse allemande s’achève sur un travail d’autofiction filmique dans lequel Fassbinder met en scène son désarroi et sa colère face à la mort violente des militants de la RAF emprisonnés à Stammheim ?

C’est sur la question du cinéma que Fassbinder clôt Une jeunesse allemande. Dans la première partie du film, on découvre les futurs fondateurs de la RAF par le biais des images qu’ils ont produites ou qui ont été produites sur eux. Et malgré leur inventivité, leur générosité ou la liberté dont elles font preuve, ils constatent qu’utiliser les images comme moyen d’action révolutionnaire est illusoire… Dans la deuxième partie, on voit comment la télévision sert « l’État » : il s’agit de marteler des discours univoques, de rejeter toute discussion et toute critique. La télévision ne fait rien d’autre que construire un réel correspondant à l’idéologie des gouvernants. Face à ces deux camps, Fassbinder intervient dans un extrait autofictionnel, à fois comme réalisateur et comme témoin des événements en train de se jouer, et ce qui se passe en ces jours sombres de 1977 le laisse littéralement nu. Dans son film, il n’exprime jamais de certitude, il n’offre aucune réponse, il ne pose que des questions. Cet extrait, par son contenu mais aussi par ses choix de mises en scène – expérimentation fragile entre mise à nu de soi et captation documentaire – est du côté de ce qu’est le cinéma et comment il peut raconter le réel. Il ne s’agit pas de prendre position, de trancher ni d’affirmer, il s’agit de se saisir du monde avec la conscience de sa propre fragilité, de ses incohérences, de ses errements. De s’adresser aux spectateurs non pas comme un pédagogue ou un idéologue qui assène l’image comme preuve, mais en affirmant et en mettant en scène sa propre impossibilité à saisir le monde. C’est en découvrant ce film en particulier que j’ai pu saisir tout le tragique et la complexité de cette histoire. Par le choix de cette mise à nu de lui-même, mais aussi de manière terrible, de celle de sa mère, Fassbinder parvient à nous dresser un portrait effroyable de l’Allemagne d’alors, mais aussi à nous toucher. Le cinéma se joue peut-être là, dans cet espace fragile. J’avais besoin de ramener cela dans mon propre film et de répondre par cet extrait à la question que pose Godard au début du film : « Est-il possible de faire des images en Allemagne aujourd’hui ? ». Il est toujours possible de faire des images pour répondre à la marche du monde - reste à savoir lesquelles.

Rencontre avec Jean-Gabriel Périot :

Ton besoin de faire ce film est-il né d’une certaine conjoncture politique, de l’actualité ?

L’origine du projet se situe plus dans ces questions : Quel est le rôle du cinéma ? Qu’est-ce que l’engagement ? Qu’est-ce que le terrorisme ? Quelles sont les réponses au terrorisme ? Je me les suis posées il y a dix ans, elles étaient valables alors, elles le sont toujours aujourd’hui. Je pouvais ainsi questionner ce qui se passe aujourd’hui en m’intéressant à l’histoire de la RAF. La question du cinéma, de l’art en général, sera également toujours là. Sur ce point, on peut cependant relever un changement d’époque. Personnellement, et contrairement à certains fondateurs de la RAF et de beaucoup de cinéastes des années 60 et 70, je ne crois pas que le cinéma change quoi que ce soit, et cette vision un peu pessimiste se retrouve dans le film. Si je n’ai pas choisi leur histoire par hasard, c’est principalement sur ce point : leur échec à fabriquer à cinéma qui changerait le monde.

Pourquoi la Fraction Armée Rouge ?

Je fais les films que j’ai besoin de faire, qui m’obligent à travailler. Quand je décide de faire un film sur la Fraction Armée Rouge (RAF), je veux voir et lire tout ce qui a été fait sur la RAF, comme pour une thèse. C’est pareil pour tous mes films : il n’y a pas de commentaire mais je sais d’où viennent toutes les images, qui les a produites. Il y a tout un savoir accumulé qui n’est pas clairement donné dans le film mais qui l’emplit.
Tout mon travail est motivé par la question de la violence. Qui, même si elle peut pourrait apparaître naïve au premier abord, est pour moi une question avant tout politique. A un moment, je me suis rendu compte que je n’interrogeai que les violences sur lesquelles je pouvais me positionner facilement (il est moralement confortable d’être « contre la guerre », « contre le racisme », « contre le sexisme »…) Il m’était en effet beaucoup plus compliqué de réfléchir, et surtout de condamner a priori, les violences émises par mon propre camp. On ne fait pas en effet de révolution et on ne lutte pas contre l’oppression sans violence.
Pour ne pas m’enfoncer dans cette bonne conscience morale, je me suis interrogé sur la violence des années 60-70 à travers le monde, et notamment sur l’Armée Rouge japonaise, l’Armée Rouge allemande et les Brigades Rouges. J’arrivais à comprendre cette époque : je partage les lectures et les idées de ceux qui la vivaient. Je me demandais comment ces militants issus de milieux petit-bourgeois avaient pu décider de passer à la lutte armée.
Puis j’ai découvert qu’Ulrike Meinhof était journaliste et que Holger Meins était cinéaste et c’est devenu le début d’un film possible. Il fallait que je voie leurs images. Quels films avaient-ils pu fabriquer ? En tant que cinéaste plutôt politique, leur production m’interrogeait.

Stéphane Gérard "le journal du cinéma du réel" mars 2015

Extraits d’une interview de Jean-Gabriel Périot par Rue 89

Le film a des résonances aujourd’hui, où le terrorisme est au cœur de tous les débats.

Dans « Une jeunesse allemande », j’ai pris soin de laisser beaucoup d’espace au spectateur pour qu’il puisse librement s’interroger par rapport à cette question. Et éventuellement, pour qu’il puisse constater dans quelle logique s’inscrit le glissement vers la radicalisation violente.

De mon point de vue, évidemment subjectif, ce qui me paraît essentiel, c’est ce moment de basculement où le terrorisme et l’action violente ne sont plus soumis au questionnement et à la réflexion, mais servent en quelque sorte d’argument pour évoquer une « guerre de civilisation », une « monstruosité » et bâtir une politique de répression en conséquence. Or, penser que seules des lois liberticides prohiberont le terrorisme est un non-sens.

Certaines phrases entendues dans le film pourraient être prononcées aujourd’hui.

Les réactions de la classe politique allemande après les attentats de la RAF ressemblent à bien des égards à celles de Bush après le 11 Septembre ou de certains politiques français après les attentats de Charlie Hebdo. On déplace le débat en jouant avec les peurs et en n’en revenant jamais au contexte qui a permis à de tels faits d’émerger.

Les intellectuels qui, en Allemagne, ont tenté de réfléchir, sans complaisance ni empathie, à la question du terrorisme, ont été considérés, au mieux, comme des traitres. A cette époque, en Allemagne, se met en place une insidieuse interdiction de penser les événements. Cela peut rappeler certaines situations contemporaines.

Quelques repères.

1967 ! L’Europe assiste, indifférente, au génocide du peuple vietnamien. En Allemagne, ils sont quelques-uns déjà à refuser le silence complice, quelques-uns à dénoncer la torture et la terreur, quelques-uns déjà que l’on essaie de faire taire.

Le 2 juin 1967, Benno Ohnesorg, étudiant, est abattu par un policier à Berlin, lors d’une manifestation contre la venue du Shah d’Iran à Berlin.

Le 11 avril 1968, c’est Rudi Dutschke, leader du mouvement étudiant allemand, qui est mortellement blessé dans un attentat.

Dès lors, la violence va devenir pour chacun une arme.

A la violence de ces nouveaux guérilleros répond la violence de l’Etat. Chaque attentat secrète une répression plus violente.
L’Etat brandit l’épouvantail terroriste. L’Etat lance une gigantesque chasse à l’homme paramilitaire. L’Etat mène une nouvelle guerre. La guerre psychologique. Mensonges et diffamations déferlent sur les militants de la Fraction Armée Rouge, la RAF…

Bataille inégale qui sent déjà la défaite.

– Petra Shelm est abattue à Hambourg, lors d’un contrôle de police.
– Georg Von Rauch est abattu à Berlin, au cours d’un contrôle par la police politique.
– Thomas Weisbecker est abattu à Augsbourg d’une balle en plein cœur tirée à 3 mètres.

Juin 1972 : Andreas Baader, Jan-Carl Raspe et Holger Meins sont arrêtés à Francfort.

Gudrun Ensslin est arrêtée à Hambourg et Ulrike Meinhof à Hanovre.

Dès les premiers jours de leur détention, les prisonniers sont soumis à un statut particulier : l’isolement systématique.
Pour protester contre ces conditions de détention, un seul moyen pour les prisonniers : la grève de la faim.
Certains en mourront. Ainsi Holger Meins, mort le 9 novembre 1974, le 53ème jour de la grève de la faim. Il pesait 39 kg pour 1,84 mètre.

Les avocats restent alors le seul espoir de se faire entendre. Ceux-ci tentent de toutes les manières possibles de dénoncer le scandale des conditions de détention et d’un procès truqué qui se déroule sans les accusés, trop affaiblis par leurs grèves de la faim.

Mais la « chasse aux sorcières » se poursuit : c’est au tour des avocats d’être calomniés par la Presse avant d’être poursuivis par la justice.
- Maître Klaus Croissant dénonce les conditions de la mort d’Holger Meins, il est poursuivi pour insultes contre l’Etat Allemand.
- Maître Spangenberg critique publiquement le déroulement du procès de ses clients, une procédure est ouverte contre lui et on le poursuit pour s’être présenté sans cravate à l’audience !
Discrédités auprès de l’opinion publique, exclus du procès de Stammheim, inculpés de « complicité d’association de malfaiteurs », les avocats maudits, les avocats du diable ne peuvent plus se faire entendre. Klaus Croissant se réfugie en France : il est extradé en novembre 1977.

Tout est rentré dans l’ordre. Dans leurs cellules bétonnées de silence, les prisonniers n’ont plus qu’à attendre la mort. Une mort qui viendra vite. Une mort planifiée par l’Etat.

- Ulrike Meinhof, découverte pendue à un barreau de fenêtre de sa cellule, à la prison de Stuttgart-Stammheim, le 8 mai 1975.

- Gudrun Ensslin, découverte pendue dans sa cellule, le 18 octobre 1977.

- Jan-Carl Raspe et Andreas Baader, découverts morts par balles dans leur cellule, ce même 18 octobre 1977.

- Ingrid Schubert, découverte morte dans sa cellule, le 12 novembre 1977.

Ulrike Meinhof et Andreas Baader